jeudi 17 janvier 2019

2019

Je ne peux imaginer que des aubes trempées de pluie. La lumière, diffractée, énumérée, multipliée, répétée, scandée, dans les gouttes de pluie. Le javelot du premier rayon de soleil fiché sous les ténèbres moites du ciel. Parce que je n’arrive bien à voir la beauté du jour que lorsqu’elle cherche à devancer l’obscurité. Lorsqu’elle se précipite. Lorsqu’elle se déverse à travers la blessure. Toujours fuyante, paradoxalement, toujours conquérante.


Quand j’étais gamine, je me postais aux aurores sur le radiateur de la salle de bain sur lequel les parents laissaient une serviette pour Lisey. Peut-être notre chat noir m’a-t-il accompagné dans cette contemplation muette quelques fois. Peut-être m’a-t-elle regardée griffonner mon carnet quand j’essayais de poser des mots sur les jeux de lumière dans les arbres. Quand j’essayais de cerner la façon dont les ombres s’arrachaient au monde. Ou bien est-ce que c’était le jour qui les déracinait ?
Je ne sais plus...
Je me rappelle ma chambre bleue et obscure, plein nord. Je me rappelle mes nuits d’enfant pleines de cauchemar. Je me rappelle cinq heures du matin. L’heure bleue, suspendue entre la nuit et le jour. Le silence qui régnait au sein de cette heure-là, et qui aurait été oppressant si je n’y entendais pas le ronronnement sourd de la N10 en musique de fond. Et au premier plan, un merle solitaire.


Il me prévenait que le soleil ne tarderait plus à émerger. J’ignore pourquoi, mais il y a eu un merle dans tous les matins de ma vie. C’était le signal. La fin des sueurs froides. Car toutes les histoires et toute l’affection du monde ne m’empêchaient pas, à trois heures du matin, d’avoir l’impression que les ténèbres avaient gagné pour de bon. Le monstre était dans mon armoire et c’était un extraterrestre. Le monstre était dans ma tête et c’était une maladie foudroyante et fatale. Le monstre était au-dessus de ma tête et c’étaient mes parents qui ne dormaient pas.
Il n’y avait qu’un seul endroit dont je ne me méfiais pas, la nuit, et il était de l’autre côté du couloir, juste avant la salle de bain. C’était l’endroit où elle me racontait des histoires, la nuit avec un bouquin, comme celui qui décrivait l’histoire de Plume l’ours blanc et sa dérive fantastique à bord d’un bout de banquise, et celles qu’elles me racontaient le matin avec nos forteresses de Playmobils, avant que les parents ne soient levés.
Tout le reste de la maison était piégé. Une fois, j’ai regardé Freddy, Les Griffes de la Nuit, le premier, avec ma meilleure copine. J’étais terrorisée. Quand j’ai entendu du bruit dans l’escalier à l’étage, M. m’a demandé si c’était mon père. J’ai répondu : « J’espère que oui. » Papa était rentré dans l’armoire avec l’extraterrestre. Longtemps il a erré dans mon imaginaire avec Jack Torrance. Sans doute aussi en compagnie des pirates dans le vestibule et des ours au fond du jardin qui ont grandi dans un imaginaire trop partagé avec la locataire de l’autre chambre, au bout du couloir, pour savoir si ce sont mes rêves ou les siens.
Plus tard, j’ai perdu la magie de l’aurore. Quand elle survenait, elle signifiait certes le terme de la nuit, mais pas la fin du cauchemar. L’aurore arrivait et j’avais perdu la bataille. L’aurore était blanche, blême, impitoyable. Il n’y avait plus de merle. La venue de jour était accompagnée d’une cohorte de fantômes braillards qui ne se contentaient pas de m’annoncer mon échec, mais qui venaient me le hurler aux oreilles. Le silence n’était plus. La lumière grondait.


Je ne sais plus à quoi ressemblent les aurores. Elles sont bariolées de mauvais rêves, de désirs avortés, de culpabilité, d’espoir, et parfois elles prennent la couleur de la redition. Blanches. Terriblement blanches. Parfois, elles prennent la couleur du désir. Rouge vif, rouge sang. Parfois, elles sont indifférentes et grises. Le plus souvent, je ne les vois pas. Je n’en suis plus témoin, à dormir d’un sommeil épais, ma conscience anéantie, même pas à la recherche de songes. Une conscience sabotée soigneusement, en attendant un moment plus propice pour qu’elle émerge.
Je sais seulement qu’en 2019, j’aimerais revoir les vraies couleur de l’aube. Parce que, parfois aussi, l’aube ressemble à un bout de route déployé sous la pluie, et un fragment de soleil. Comme ça.

1 commentaire:

  1. C'est un billet magnifique, qui cerne à lui seul le mystère des frontières entre l'aube et la nuit, les cauchemars et les espoirs.

    Ça m'a fait du bien d'entendre chanter le merle (et j'ai souri aussi de voir que l'auteur de la vidéo avait décidé que ce merle-là, chantait bien ;))

    Il manque à ta liste le Petit Bonhomme Avec une Cape ! Il était bien creeyp, celui-là :P

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