La cloche, lourde et funèbre, appelle dans le lointain. Chaque fois que j'entends sa mélopée, une seule note vaste et et grave comme un regard qui aurait contemplé la mort, quelque chose grimpe dans mon estomac et s'y roule en boule, me donnant l'impression que la gravité exerce une force plus intense que d'habitude. Elle appelle. Hypnotique, elle sonne, assemblant dans cette unique note qui ne cesse de s'amplifier la crainte, l'inéluctable. On ne peut que baisser les yeux en écoutant un tel son.
Et puis la musique surgit de l'obscurité. Comme invoquée par cette note solitaire, elle éclot doucement. J'en ai la chair de poule, à la sentir ainsi déferler aussi doucement, lentement, qu'une pluie d'été. Elle me glace de la même façon, soulevant des vapeurs en s'insinuant dans la chaleur environnante. Et travers l'écran aquatique je vois des routes se dérouler sans jamais finir, des routes que nous avons tous arpentées, des routes aussi usées que mes vieilles chaussures, vainement tracées dans le désert de nos espérances.
C'est pourquoi j'écoute toujours ce morceau en démarrant.
One more time, hitting the road...
La vie est un rêve dont on se réveille pour de brefs moments de lucidité. Maintenant est l'un de ces moments. Au volant de ma vieille Chevrolet, traversant le Colorado à tombeaux ouverts. J'aime bien cette image : après tout, qu'y a-t-il au bout d'une route, sinon un tombeau ouvert ?
Sur la route j'enchaîne les vieux morceaux, rutilants, énergiques comme s'ils étaient joués juste pour moi, maintenant, dans l'habitacle enfumé de mon véhicule. J'écoute toujours les versions live. J'ai l'impression de traverser un livre d'histoire un peu particulier. Des vies traversent ces morceaux, des souvenirs, et quand les voix s'entremêlent et reprennent ensemble les paroles, je crois écouter une ancienne messe païenne où, à travers nos différences, nos haines et nos mépris, nous aurions trouvé une voix commune pour chanter notre douleur, la chienne de douleur qui mord les tripes, et une voix commune pour chanter le désir désespéré et désespérant de vivre. Et une voix pour chanter la peur primitive que l'âge adulte n'a jamais tout à fait effacé. Une voix pour dire que nous avons toujours peur du noir...
Et puis, le live a cette qualité inimitable, dans l'improvisation, l'absence de corrections, le son brut qui sort sans lissage, sans modifications. Il y a cette humanité, cette chaleur, cette pureté qu'on ne retrouve jamais sur les enregistrements. La chanson commence à devenir vivante, tangible, surtout quand tant de gens l'écoutent ensemble. Elle prend forme et corps, et elle prend le pouvoir de posséder tous ceux qui la font exister, musiciens comme auditeurs. Une alchimie se produit, une réaction imprévue qui tout à coup vous enlève de vous-mêmes et vous projette de plein fouet dans la texture de la musique, où se cristallisent les paroles trop longtemps échouées dans notre silence.
Le morceau suivant enchaîne, alors qu'au dehors le paysage ne change pas, magnifiquement désertique, étendu sous mes yeux avec ces drôles d'amas rocheux exhibant leurs formes déformées, comme des vieillards portant fièrement leurs corps érodé par le temps. Je me sens moi-même érodée, usée, secouée et jetée, à peine rescapée, à peine survivante. Que me reste-t-il ? Des grains de poussières et des miettes de tabac, et la trace aride d'une larme sur ma joue.
La route se fait hypnotique, les bandes jaunes se répètent inlassablement en ressurgissant rythmiquement. Alien Sex Fiend jette un voile nauséeux tout autour de moi, assombrissant le monde et m'immergeant dans un drôle de rêve mécanique. Le moteur ronfle alors que je passe les vitesses, filant sur le trait rectiligne qui relie l'éternité d'un bout à l'autre.
Premier souvenir. Ce bar dans le Minnesota, qui passait de vieux tubes de hard rock dans une atmosphère embrouillée, saturée de paroles inaudibles, de vapeurs d'alcool et de fumée de cigarettes. J'avais chaud, j'étais bien, je buvais une bière brune qui me remplissait l'estomac mieux que n'importe quel repas concocté à base de boeuf ou de poulet industriels. C'est ce soir-là que j'ai entendu la cloche pour la première fois. En pleine discussion avec un ami du coin, nous nous demandions pourquoi nous étions né nous-mêmes, pourquoi occupions-nous ce corps et cette conscience en particulier. Quelque chose du goût « pourquoi plutôt quelque chose plutôt que rien » préoccupait notre débat rendu quelque peu vaseux par la pesanteur euphorisante de la brune. Et puis le son a traversé l'écran sonore, et s'est dévoilé dans un parfait silence, comme si quelqu'un avait coupé le son. Je suis restée hébétée quelques secondes, et puis j'ai cru à une hallucination, et j'ai repris le cours normal de ma conversation. Mais le son était imprimé en moi, et il continuait de résonner à l'intérieur de mon crâne, me répétant inlassablement un message que je ne parvenais pas à décrypter.
Deuxième souvenir. Je suis quelque part dans l'Oregon, assise sur le capot de ma voiture. Les étoiles scintillent au-dessus de ma tête, incisives, acérées, des étoiles comme je n'en ai jamais vu de ma vie. Il faut être au coeur des montagnes, dans une région dénuée de tout éclairage électrique, pour les voir comme je les ai vues, clignotant comme des yeux rêveurs, éparpillées par centaines dans le noir total. Et soudain, dans la pureté de la nuit, la cloche a sonné. Cette fois-ci, ça m'a glacé les veines. J'étais là, tenant une cannette de bière dans ma main gauche, et une cigarette roulée dans la droite, la tête levée vers le panorama nocturne, quand le son m'a frappée comme l'onde d'une explosion.
Sur ma voiture, en vieille fan radoteuse, j'ai vissé une plaque où il est écrit en majuscules : Highway to hell. Je me suis toujours sentie appelée vers quelque chose. J'en suis venue à penser que ce quelque chose était une sorte d'enfer. Pas celui avec les démons armés de piques pour pousser les misérables humains dans le feu de la pénitence, non. Un enfer qui n'est ni froid, ni chaud. Un lieu perdu tout au fond de nous-mêmes, où ne se consument que nos souvenirs, des parties de nous dévorées par l'oubli et le néant. Un enfer où ma vie s'écrit elle aussi en majuscules. Un enfer peuplé de fantômes de moi-même, d'images jaunies de mes proches, d'ambitions avortées, de regrets mal assumés. Un enfer fait de tout ce que nous aurions pu être.
Troisième souvenir. En entrant dans le désert du Colorado, la cloche m'a à nouveau frappée. Ce son insistant, clair comme l'aurore, vibrait dans mes intestins comme une basse électrique. Ses pulsations lentes et lourdes creusaient à l'intérieur de moi, me fouillant la tête et les tripes. Elle était là pour m'annoncer quelque chose, ou bien pour me remémorer quelque chose, c'est difficile de savoir, et est-ce qu'au final, ça ne revient pas au même ?
La cloche sonnait, sonnait. La cloche m'appelait. Sans brutalité, sans hâte. Lente et sourde comme la voix de Dieu.
Ce soir-là, je suis rentrée dans ma voiture un peu trop vite, j'ai démarré en faisant déraper les pneus, et je me suis alignée sur le bitume et son tracé parfait, sans détours, sas bifurcations. J'étais appelée, sonnée, hallucinée. Le temps ne m'appartenait plus, pas plus que la route où ma voiture, machine indépendante de mon corps qui se ruait vers la prochaine destination, plus près de l'appel.
Au bord de l'abîme, ce moment arrive parfois. C'est la dernière fois que la cloche a sonné. J'étais quelque part en Arizona, quand soudain le ciel s'est ouvert en deux. Je pouvais y voir le néant pur danser sous ms yeux. Je n'avais pas froid, j'avais même plutôt chaud, bien nourrie de bière qui me voilait légèrement l'esprit. Le ciel se mouvait comme s'il était composé de voiles qui tombaient successivement. The insight and the catharsis... Les deux étaient là. La lucidité qu'on a en se réveillant d'un drôle de rêve, et le plaisir presque abject de l'évacuer comme un orgasme soulage le corps tendu.
Puis la descente. La sublimité m'écrasait. Je titubais sous les étoiles, ivre dans tous les sens du terme. Quelque chose me sortait de la gorge. Je n'ai réalisé qu'un moment plus tard qu'il s'agissait d'un cri, rauque et douloureux comme le cri d'un nouveau né, le genre de cri qui fait crisser les cordes vocales. Etais-je en perdition, ou bien était-ce le monde qui mourait devant moi ? Je tanguais au beau milieu du désert, assistée par l'assemblée désapprobatrice des cactus dressés comme des symboles d'une idée oubliée depuis bien longtemps. Je suis moi, mais mon identité ne signifie rien dans la vie anonyme de l'univers qui s'étend, s'éteint, se dévore, s'allume, puis s'oublie. Quelle étrangeté ! Je suis née pour m'apercevoir de mon insignifiance à laquelle je m'accroche pourtant. Et après ? Pourquoi être déchiré en deux ? Et surtout, pourquoi le désirer ?
Peut-être viendra-t-il un moment où je comprendrai ce que j'ai fait et pourquoi je l'ai fait. Peut-être aurai-je alors des regrets. Mais dans ce moment de lucidité, éveillée dans ma Chevrolet qui file sur la route comme si elle ne devait jamais s'arrêter, je suis incapable de voir autrement. De changer de perspective. Je suis abandonnée à la nuit, qui m'enlève et me détériore à son gré, transportée par des vents qui ne viennent pas du ciel. Je suis bel et bien sur une autoroute pour l'enfer. J'y file droit, sans scrupules. J'y file droit sans même comprendre pourquoi j'y vais. Je ne peux comprendre pourquoi je suis si perdue, pourquoi la cloche ne cesse de résonner dans ma tête, pourquoi je suis son appel sans jamais douter. Je suis sur la route. Et je ne planifie jamais mes voyages.
Le compte à rebours bat dans mes tempes, scandant un rythme affolant, effrayant. J'y suis. J'avance. J'ai peur. Je suis jeune et comme la plupart des jeunes, je ne pense guère à affronter ma propre mort. Du moins, pas comme j'y penserai dans vingt ans, quand j'en serai beaucoup plus proche, quand les années ne se compteront plus en dizaines. Alors non, je n'y pense pas comme si c'était demain. Mais j'y pense chaque jour, chaque fois que j'ouvre une cannette de bière, chaque fois que j'allume une cigarette. Mais je n'y arrive pas. Je n'arrive pas à arrêter. A voir la fin de la route. A comprendre. Et y arriverai-je mieux quand les chiens de l'enfer me mordront les mollets ? Quand je n'aurai plus d'autre choix que de passer cet horrible moment ? Je ne sais pas. Que voulez-vous, je ne sais pas. Je vis, irresponsable, cruelle, dans la lune, sans parvenir à me dire « il faut ». Je deviens, sans laisser de traces. Je suis ma trajectoire d'étoile filante.
Magnifique. Et superbement accompagné par la musique. Merci <3
RépondreSupprimerJe ne l'ai pas encore dit, mais il n'est jamais trop tard, merci, ça me touche que tu aies aimé... ça va peut-être devenir une vraie nouvelle, depuis longtemps j'avais envie d'écrire quelque chose de ce genre, un road trip agrémenté de vieille musique...
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