My Fall
Est-ce que les weekends sont vraiment fait pour dormir… Ou
pour rattraper le temps perdu avec soi-même ? Dormir, c’est ce que j’avais
planifié. Mais je me suis mise à penser, beaucoup, et cet endroit est le seul
que j’ai trouvé pour formuler ce qui me passait à travers la tête.
J’ai grandi dans la chambre bleue. La chambre au nord. La
chambre de cet enfant fantasmé qui ne serait pas moi. Il ne serait pas elle. Il
s’appellerait Olivier. Et bien sûr la pensée magique est assez forte pour me
faire croire que cet enfant-là n’aurait pas rendu maman malade. La pensée
magique est assez forte aussi pour préférer penser que mon existence ou ma non-existence,
aurait changé quelque chose à ce non sens débile qu’on se pique d’appeler la
vie : je ne comprends pas, et oui, je sais, personne ne comprend pourquoi,
quelqu’un peut souffrir autant sans la moindre raison. Justement, maman me
disait souvent, quand ça n’allait pas, des trucs du genre « on est tous
dans la même galère ». Je trouvais ça stupide, parce que ça changeait rien
à ce que j’éprouvais. Et les années ont montré que si elle y a cru un jour, à
cet adage débile, ça a assez vite cessé d’être le cas.
Au début je croyais que je ne me confiais pas parce je
détestais l’impression de vulnérabilité qui allait avec. L’impression de
laisser l’autre avoir du pouvoir sur vous en lui laissant voir où sont vos
faiblesses. Je crois toujours à ça. Mais c’est aussi parce qu’une part de moi se
refuse à établir des liens, parce que l’attachement est source de toutes les souffrances,
et tout ça. Par contre, je ne crois toujours pas que fondamentalement, j’ai
peur de souffrir. J’ai peur d’être mauvaise.
J’ai peur de faire du mal aux autres par ma simple existence, et en bonne
personne troublée, j’ai tendance malgré moi à rassembler des indices qui vont dans
ce sens exactement à la manière d’une conspirationniste : quand tu veux prouver
quelque chose, tu arriveras toujours à le prouver. Il suffit de chercher assez.
Je doute que ce soit aussi simple, mais je commence à me
demander si mon sentiment fondamental de culpabilité n’est pas la source
principale de mon anxiété chronique. Non, ce n’est pas la bonne façon de le
formuler, parce que ça me fait passer pour une victime et ce n’est pas ce que j’ai
l’impression d’être, ce n’est pas comme ça que je me perçois. L’autre jour F. m’a
dit que j’étais anxieuse parce que j’avais une conscience aigüe de ma mortalité,
enfin à peu près, et il n’avait pas tort. Mais j’ai aussi cette conscience
vertigineuse du hasard incroyable, à la fois absolument magnifique et
complètement maudit qui fait qu’aujourd’hui, je suis coincée dans ce crâne
étroit, comme une toute petite prison remplie de monstres aux griffes affûtées,
et face auxquels je n’ai jamais été beaucoup plus qu’une petite fille
terrifiée, terrorisée à l’idée qu’on l’abandonne. Terrorisée à l’idée de vivre
les épreuves que ma mère a endurées. Terrorisée à l’idée de vivre sa vie.
Je suis la petite fille de la chambre bleue, je ne l’ai
jamais été autant, je suis toujours là-bas, toujours à me demander pourquoi je
suis moi et pas quelqu’un d’autre, toujours à me demander pourquoi les gens
souffrent autant, toujours à rechercher stupidement et désespérément un moyen d’éviter
toute cette souffrance.
La pensée magique me servait, gamine. Un jour, j’ai pleuré
toutes les larmes de mon corps en « sacrifiant » un objet qui m’était
cher, parce que maman me l’avait acheté, à mon « tiroir à prières ».
Symboliquement, dans ma tête, je le donnais à Dieu. En bonne chrétienne, je pensais
que la douleur du geste attirerait l’attention de la divinité.
Et je comprends pourquoi y a des tas de gens qui pensent ça.
Parce que c’est toujours préférable au non sens d’une douleur accidentelle. Ne
pas pouvoir donner du sens, c’est ça, la véritable malédiction.
J’ai cru que je finirai par savoir, par trouver, par
comprendre. Aujourd’hui, hypersensible en début de règles, je porte le pull turquoise
de maman sous ma couette, j’écoute Tamtrum et ce titre qui nomme ce billet, et
je ne cesse de me poser ces questions. Je me demande quand est-ce que ça a commencé.
Je refuse absolument qu’on me voit comme une victime alors la plupart d’entre
vous, oui, même vous qui me lisez là maintenant, ignorez que je pique des
crises d’angoisse parce qu’un monstre m’a pris ma maman. Je sais qu’on est
censé grandir, mais je ne sais pas comment.
M’enfin, même en ne sachant pas comment, comme tout le monde
j’imagine, j’ai grandi. Je trouve ça profondément effrayant d’imaginer comme on
fait tout à tâtons, en faisant semblant de savoir ce qu’on fait alors qu’on en
a aucune foutue idée. Et puis, on avance. Les choses évoluent. La plupart des
choses évoluent. A part cette peur fondamentale, cette peur panique d’oiseau
encagé.
Mais qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je fous ?
Et puis au-delà des terreurs de l’enfance, y a les terreurs
du monde adulte. Il m’est arrivé heureusement plusieurs fois au cours des
dernières années de lire ou d’entendre des pensées qui me confirmaient que je n’étais
pas seule. Des gens qui ont donné des mots à mes frustrations, mes angoisses,
mes révoltes. Des gens qui m’ont rappelé que le monde c’était pas une maison blanche
avec un papa une maman une barrière blanche et des gosses qui rigolaient en bouffant
des yaourts.
Que le monde n’était pas fondamentalement hostile. C’est nous qui le rendons hostile. Avec notre
putain de misère humaine, tellement désespérée qu’on veut à tout prix que
quelqu’un en soit responsable, et sérieusement, ça me fait chier, mais je
comprends pourquoi.
L’histoire de maman m’a brisé le cœur. C’est pas la société
française, bien plus cool quoi qu’en dise les rageux que la plupart des société
aux mondes, c’est pas mes proches, c’est même pas maman, c’est ce qui lui est
arrivé. Ça m’a simplement brisé le cœur, appris que la justice n’était pas de
ce monde, appris qu’il existait des choses contre lesquelles rien ni personne
ne pouvait lutter. En fait ça n’explique pas directement les racines de mon
anxiété mais plutôt de mon pessimisme.
Et encore à ce jour, je ne cesse de penser à mon immense impuissance
et insignifiance, doublées de profonde lâcheté : je ne pouvais rien faire,
alors j’ai fui, le plus loin et le plus longtemps possible. Je ne l’avais pas
vue depuis deux mois quand ce connard de médecin m’a appelée accessoirement
pour me dire que ma mère était morte, principalement pour savoir ce qu’il
devait faire du corps (et non, je déconne pas. J’ai dû insister pour qu’il me
laisse appeler ma sœur avant de décider quoi que ce soit, sachant que papa
était à l’autre bout du monde).
Aujourd’hui j’ai tellement peur que quelqu’un me fasse ce que
je lui ai fait. Je l’ai laissée toute seule et elle est morte toute seule. Je
sais bien qu’elle ne voulait pas que je sois là. Mais elle a vécu la plus
épouvantable des épreuves seule. Je n’étais pas là. Elle est morte toute seule.
Après deux longues années de souffrances, passées presque entièrement au lit.
Parce que je n’ai jamais plus osé la regarder en face après la première fois qu’elle
était morte. J’aurais été plus avec elle si elle n’était pas morte une première
fois. Si elle ne s’était pas réveillée d’entre les morts avec sur le visage la
plus pure expression du désespoir que j’ai jamais vu : pas de la tristesse
à hurler, non. Une immense, opaque et absolue résignation. Mais je crois pas
que ça l’a empêchée d’avoir peur, au dernier moment. Et j’étais pas là, et pas
seulement par hasard : parce que je voulais pas y être. Parce que je me
protégeais d’elle. Alors même que je pense que ça me flinguerait de savoir que
quelqu’un de mon entourage essaie de se protéger de moi. Et oui, oui, je suis
bien la même personne qui vous explique que je méprise les gens qui disent « faites
ce que je dis, pas ce que je fais ». En fait, c’est cohérent, du coup.
Parce que je n’ai jamais eu le courage de mes idées, ni celui de l’amour que j’aurais
dû porter à ma mère.