Ça commence à jouer sur mes nerfs. Toujours cette impression d’être sur le seuil de
quelque chose. La musique dans mes oreilles, qui traverse, flue et reflue comme le ressac, comme une incantation chamanique. Toujours, et de plus en plus fort avec les années, ce sentiment et ce désir de repousser la réalité habituelle, faire un trou en quelque sorte, pour laisser déferler le contenu de mon esprit qui pourrait carrément remplacer l’autre réalité, celle qu’on croit partager. Je cherche cela sans relâche, au mépris de ma santé, c’est clair. Mais je me sens vivante. Seulement au bord du gouffre. Quand tout est sur le point de se briser, d’éclater. Cela m’effraie de savoir que j’ai des limites physiques quand tout le reste est aussi puissant, absolu, accablant, exaltant. Quand ça devrait consumer, ça ne fait que tuer lentement. Peut-être est-ce souhaitable. Comme ça, j’ai le temps d’écrire.
Plus le temps passe et plus je me sens séparée du reste du monde. Je ne pense à certaines choses que par pure nécessité. Mais au fond, je m’en fous. Il n’y a rien, rien, qui puisse rivaliser avec ce que je ressens maintenant. Rien. Le monde n’est qu’un vaste foutoir qu’on prétend comprendre. J’ai dans le sang des milliers de vies. Soit je suis complètement folle, soit il m’arrive de savoir me projeter hors de mon corps. Je n’arrive pas à décrire cela autrement. Le corps ne paraît alors qu’un support, ou mieux, un tremplin. Ce que je ressens n’a pas de limite physique. Je me sens tellement appartenir à ce monde... Au sens large, j’entends. L’humain n’est qu’une espèce parmi d’autres, oui. Peu importe ma spécificité, ou mon absence de spécificité. Finalement, qu’est-ce que ça change, quand on se sent basculer de l’autre côté des murs qui définissent habituellement l’espace spirituel ? Je suis de ceux qui éprouvent l’enthousiasme au sens grec, celui de la possession par le divin. Je n’y peux rien, c’est comme ça. C’est comme la foi. C’est quelque chose qui vous consume, et rend le reste de la réalité à laquelle nous sommes censé appartenir comme quelque chose de vague et nébuleux. Je veux parler du monde du travail, des factures, des conventions sociales. Pas exactement le monde matériel, non. Mais un monde contingent fabriqué de toute pièce pour la survie. Un monde de discours récités par des bons soldats. Un monde dominé par une vertu morale faite de haine, d’impuissance et de frustration. J’ai moi aussi des ressources insoupçonnées de haine, mais qui ne mènent jamais à la violence, qui me servent seulement à entretenir le feu, l’énergie, finalement, tout simplement, la
fureur de vivre.